Remonter
L'ANNUAIRE OFFICIEL DES ARTISTES CONTEMPORAINS
Current locale language
Le chant du cygne des artistes
le-chant-du-cygne-des-artistes - ARTACTIF
Mai 2023 | Temps de lecture : 25 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de la puissance des œuvres tardives des grands noms de l’histoire de l’art.

« Les cygnes, lorsqu’ils sentent qu’il leur faut mourir, chantent à ce moment davantage et avec plus de force qu’ils ne l’ont jamais fait. » La parabole que Platon prête à son maître Socrate au seuil de la mort vaut-elle aussi pour les artistes ?

Si la vieillesse est aujourd'hui un âge qui dure, elle regroupe des expériences différentes. Ce qui amène à réfléchir aux vieillesses plutôt qu'à la vieillesse. Les travaux sur la ou les vieillesse(s) sont nombreux en médecine ou en sociologie, mais la réflexion sur le grand âge de l'artiste reste balbutiante. Qu'est-ce que l'âge fait à la création ? Celle-ci est-elle soumise à une continuité biographique comme le relatent les vies d'artiste ? Les créations ultimes souffrent-elles du déclin physique de leur auteur ou au contraire la sensation d’une fin imminente les stimule-t-elle ?

Un ouvrage collectif de référence paru en 2021 et intitulé « L’art au risque de l’âge » tente de répondre à ces questions en croisant les disciplines et les champs, de l'histoire de l'art à la sociologie, de la neurologie à la psychanalyse, et en se donnant une ample périodisation, de la Renaissance à nos jours. L'ouvrage s'ouvre sur les modes critiques généraux d'appréhension des œuvres tardives. Suit une analyse des conditions de la création et de ses difficultés chez un certain nombre d'artistes âgés. Des formes spécifiques de l'autoportrait (Rembrandt, Ingres, Dix), l'insistance sur les transformations du corps chez des artistes femmes (ORLAN, Cindy Sherman), la répétition ou le retour à des motifs antérieurs (Le Greco, Delacroix), ou encore des jeux avec la mort (Duchamp) illustrent la diversité des attitudes et des démarches. Complément à cette approche, la réception de ces œuvres tardives est étudiée dans la qualification des « errements », qu'il s'agisse du tremblement de la main de Poussin ou de la « peinture aux doigts » du Titien et, tout simplement, de la qualité. Le volume s'ouvre, dans la dernière partie, à l'âge en scène et à l'écran.

C’est ce sujet passionnant que développe ce mois-ci avec brio Daphné Bétard dans son dossier pour Beaux Arts Magazine. « Trop fiévreuses, trop obscènes ou créées d’une main tremblante… Longtemps, les dernières œuvres des artistes ont été cachées pour de mauvaises raisons, renvoyant à l’imminence de notre propre mort », écrit la journaliste en préambule. « Pourtant, ces périodes furent souvent celles de combats créatifs féconds et sans compromis, où Henri Matisse inventa ses papiers découpés, où Jean Dubuffet céda à ses pulsions gestuelles et où Louise Bourgeois retourna en enfance. » Et d’annoncer donc un « zoom sur l’ultra-libre œuvre ultime des artistes ».

On se régale à la lecture de toutes ces réflexions nourries du livre « L’art au risque de l’âge », certes, mais aussi de l’exposition Deadline qui s’était tenue au musée d’Art moderne de Paris fin 2009-début 2010 et dont le catalogue est toujours accessible, ainsi que de deux articles à retrouver en ligne, aussi clairs que richement documentés : La créativité des peintres vieillissants. L’œuvre tardive de Picasso, Klee, de Kooning, par Simone Korff-Sausse, sur cairn.info , et Fleurs de cimetière – Réflexions sur l’œuvre ultime, le « style de vieillesse » et le « style tardif », par Maria Zerar-Penin, sur journals.openedition.org

Il a fallu du temps, et ses contemporains ne s’y sont jamais résignés, mais on a fini par apprécier la dernière manière du Titien (1488-1576), lorsqu’il s’est mis à laisser visibles les coups de pinceau, voire à appliquer sa peinture au doigt, lui qui avait toute sa vie régné sur Venise avec ses œuvres d’art à vendre constituées de portraits léchés et de beautés féminines parfaites. De toute façon, la question de l’œuvre tardive n’a été posée par les historiens et critiques d’art que dans le courant du XXe siècle, bousculés qu’ils étaient par la révolution des avant-gardes, avides de voir les œuvres d’art autrement qu’elles avaient toujours été vues, c’est-à-dire à l’aune d’une vie et d’une carrière. Il s’agissait désormais de les considérer « pour leur caractère intrinsèque, singulier, unique ». A Titien sont donc venus s’ajouter Rembrandt (1606-1669), Goya (1746-1828) et Turner (1775-1851). Le premier s’étant débarrassé de tout superflu dans ses derniers portraits, le second fournissant le terreau des audaces à venir du romantisme et de la modernité en peignant sur ses murs ses fameuses Peintures noires à la profondeur vertigineuse, et le troisième, d’abord « peintre de la lumière », met la dépression et la mélancolie qui finissent par le ronger au service d’un déferlement de sensations dans ses paysages emportés par des éléments naturels déchainés, dont se nourriront les impressionismes « et où certains ont même décelé des prémices de l’art abstrait »...

Finalement, « loin d’incarner la sagesse ou l’accomplissement, les dernières œuvres seraient marquées par une profonde intranquillité », constate Daphné Bétard. « Une tourmente fertile qui permet à l’artiste, après avoir cherché à prouver et à imposer sa vision du monde, de se délester de tout discours et des règles en vigueur pour s’abandonner à ses seules pulsions créatives. » La journaliste en veut pour preuve l’exposition « L’œuvre ultime : de Cézanne à Dubuffet », qui réunissait en 1989, à la Fondation Maeght, Bonnard, Rouault, Braque, Matisse, Picasso et Miro. Lequel Miro (1893-1983) avait fini par brûler ses toiles, les peindre avec ses poings, marcher dessus, pour faire un chef-d’œuvre de son dernier grand format, l’Espoir du condamné à mort.

Le parti pris de simplifier les formes à outrance « pour toucher à l’essentiel, en plein dans le mille, en plein dans le cœur », exulte selon Daphné Bétard avec Pablo Picasso (1881-1973), dont les œuvres crues de 1970 firent d’ailleurs scandale. Mais c’est d’une toute autre manière que procéda son grand rival de la modernité, le père de l’art conceptuel Marcel Duchamp (1887-1968), pour faire ses adieux. Il prépara dans son atelier une œuvre qui ne devrait être dévoilée qu’un an après sa mort… et qui intriguera donc pour l’éternité puisqu’il ne pourra jamais en donner les clés.

Du côté de l’art contemporain défiant la mort, on adore aussi l’idée rocambolesque de Christian Boltanski (1944-2021) de vendre sa fin de vie créative en viager, ou celle de James Lee Byars (1932-1997) de convier des spectateurs à une performance mettant sa mort en scène trois ans avant qu’elle n’ait lieu. Et que dire de l’idée de Yayoi Kusama, 94 ans, de confier à un automate la représentant le soin de dessiner actuellement ses pois signature en continu sur la vitrine de la boutique Louis Vuitton place Vendôme à Paris ? Un pied de nez à la mortalité qui résonne joyeusement en prime avec les interrogations inquiètes du monde actuel liées à l’intelligence artificielle. Trouvera-t-on sur le marché de l’art des œuvres d’art à vendre signées de l’artiste japonaise… après sa mort ?

 

Illustration :

Titien, Allégorie du temps gouverné par la prudence, vers 1550-1565, huile sur toile, 75 x 68 cm.

© National Gallery, Londres

Public Domain

Discutons !
Personne n'a encore eu l'audace de commenter cet article ! Serez-vous le premier ?
Participer à la discussion
Exemple : Galerie spécialisée en Pop Art