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L'ANNUAIRE OFFICIEL DES ARTISTES CONTEMPORAINS
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Fernande Olivier, chroniqueuse de l’art moderne
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Avril 2023 | Temps de lecture : 24 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de la première exposition centrée sur Fernande Olivier, figure centrale des avant-gardes montmartroises, au musée de Montmartre à Paris jusqu’au 19 février.

Non, Fernande Olivier (1881-1966) n’était pas seulement « la pièce manquante d’un puzzle, celui de la vie de Picasso, dont on a déjà arpenté tous les horizons », comme l’écrit Valérie Bougault pour conclure son article paru ce mois-ci dans le magazine Connaissance des arts. Certes, l’exposition qui est consacrée à l’artiste au musée de Montmartre à Paris, depuis le 14 octobre et jusqu’au 19 février, s’intitule « Fernande Olivier et Pablo Picasso dans l’intimité du Bateau-Lavoir ». Elle est donc forcément centrée sur la période assez courte pendant laquelle Fernande Olivier partagea la vie de Picasso, de 1905 à 1912. Mais ce n’est pas parce qu’au prétexte du 50e anniversaire de sa mort, le peintre espagnol au comportement maltraitant avec les femmes ayant eu le malheur de tomber amoureuses de lui va encore avoir tous les honneurs en 2023, qu’elles doivent toujours être éclipsées, ou aux mieux glissés dans le « puzzle » du « grand homme » ! Il est déjà suffisamment aberrant qu’il s’agisse là de la première exposition consacrée à Fernande Olivier, figure illustre de l’avant-garde montmartroise, pour qu’on se concentre enfin un peu sur son œuvre à elle.

Car Fernande Olivier n’a donc pas seulement été « modèle et muse » de Picasso, qui « l’aimait follement », c’est-à-dire qui l’enfermait à clé dans son atelier quand il s’absentait, et qui lui interdisait de poser pour d’autres artistes que lui, l’empêchant ainsi d’exercer sa profession et donc de gagner sa vie. Elle n’a pas été non plus seulement la petite fille d’abord maltraitée dans son enfance puis dans sa vie conjugale, violée puis régulièrement battue par son violeur qu’elle avait été contrainte d’épouser à 18 ans pour légitimer la naissance d’un mystérieux enfant. Elle est aussi la jeune Amélie Lang qui osa se sauver à 19 ans, changer de nom et laisser tout derrière elle. Comme elle le fera à 30 ans pour s’échapper radicalement de l’emprise toxique de Picasso. Quitte à finir ses jours dans le dénuement.

Fernande Olivier est modèle professionnelle. Elle est écrivaine. Elle est peintre.

C’est juste après avoir fui son premier domicile conjugal que la jeune femme commence à poser, un peu par hasard semble-t-il, pour des artistes académiques comme Fernand Cormon, Jean-Jacques Henner, Carolus-Duran ou François-Léon Sicard. De là à rencontrer un représentant de la bohème artistique montmartroise il n’y avait qu’un pas, qu’elle franchira avec le jeune sculpteur Laurent Debienne. Lequel l’installera un beau jour au Bateau-Lavoir. On est en 1901. « Les soirs d’été tous les artistes locataires de cet étrange vaisseau de bois sec s’assoient sur le seuil devant le grand portail… La Butte… l’ambiance y est particulière, comme nourrie des pensées des artistes », écrit Fernande Olivier dans ses souvenirs. Là, elle fréquente Marie Laurencin, Apollinaire, Braque, Max Jacob, le Douanier Rousseau, Suzanne Valadon… et finit forcément par rencontrer Picasso.

Elle ne posera donc plus pour Joaquim Sunyer, son dernier amant avant qu’elle ne se mette en couple avec Picasso en 1905, ni pour Ricard Canals, qui l’a si joliment représentée en mantille blanche avec son amie Benedetta Canals dans Une Loge à la tauromachie. Elle aura juste le temps d’illuminer la somptueuse huile sur toile que Kees Van Dongen peint en 1907. Le Minotaure la veut rapidement tout à lui. Car en plus d’avoir la plastique inspirante, « la belle Fernande » est intelligente. « Fernande, quoique mal-aimée, a reçu une complète éducation petite-bourgeoise, excellente élève dans les matières littéraires jusqu’au certificat d’études », souligne la journaliste de Connaissance des arts. « D’ailleurs Gertrude Stein, l’amie collectionneuse de Picasso, dira d’elle qu’elle « avait été élevée pour être une maîtresse d’école » », écrit Valérie Bougault un peu plus loin.

Sa famille s’extasie devant les tableaux de William Bouguereau (1825-1905) accrochées aux cimaises du Louvre. Fernande Olivier se régale quant à elle devant les peintures et les sculptures des artistes vivants exposés au musée du Luxembourg, premier musée d’art contemporain en France. Les impressionnistes l’émerveillent. « Quelle émotion soudaine devant les Renoir, surtout ceux de la première période, devant certains Degas (…) Manet – mon cher Manet ! Et Cézanne, plus cher encore peut-être ! » écrit-elle aussi dans ses souvenirs intimes, qui seront publiés post-mortem en 1988, nous verrons plus tard pourquoi.

Car Fernande Olivier écrit, écrit… Son humour et son érudition font merveille pour décrire la vie de ce fameux cercle artistique du Bateau-Lavoir. Jacob, Apollinaire, Derain, Braque, Rousseau, Matisse, mais aussi les marchands d’art comme Vollard ou Kahnweiler : loin de se contenter de poser pendant des heures, la modèle n’est qu’observation et écoute attentive. Sans jamais s’empêcher de juger les œuvres d’art à vendre, y compris celles pour lesquelles elle a posé. Ni de rapporter, de son point de vue, leur accueil critique. Son regard est acéré. Il est donc réjouissant de lire ses observations en parallèle de l’histoire de l’art « officielle », celle qui est le plus souvent enseignée par le prisme des grands hommes artistes. « Je deviens curieuse, j’analyse, avide de beauté, enthousiaste, je rêve un peu moins et je me suis mise à dessiner et bientôt je peindrai, je le veux. » Les mots de Fernande Olivier sont le squelette de l’exposition du musée de Montmartre, et c’est ce qui fait qu’elle est réussie malgré l’ombre du « grand peintre » qui plane.

Quelques trop rares peintures et dessins de la main de Fernande Olivier, comme Les Trois Vierges ou Fruits d’automne, tableaux qu’elle a peints vers 1935, ouvrent le parcours. Bien sûr, on ne peut que regretter qu’elle n’ait pas pu gagner sa vie avec ses tableaux à vendre. Mais c’est ce qui finalement la poussera à publier ses écrits. Car elle a cruellement besoin d’argent, et n’en recevra de Picasso dans les années 1950 que lorsqu’il entendra parler de son projet de publier ses mémoires. Lesquelles ne sortiront donc qu’en 1988. Ce qui n’aura pas empêché Fernande Olivier d’être remarquée de son vivant comme femme de lettres par l’écrivain Paul Léautaud et la Société des Gens de lettres, qui l’encouragent en 1933 à publier Picasso et ses amis.  « Un témoignage saisissant sur le monde ardu et coloré des rapins et des modèles, ainsi que sur la condition féminine peu enviable du début du XXe siècle », note Valérie Bougault.

Un livre comme un point d’orgue à tous les articles que cette grande témoin d’une époque qui a vu naître des légendes a rédigés sur Picasso, le cubisme et la grande aventure de l’art moderne. Ce microcosme qu’elle a côtoyé au plus près et dont elle a si bien su rendre la réalité de sa plume. Un livre à dévorer entre deux visites dans les musées et galeries d’art parisiennes : les passages sur Juan Gris sont notamment particulièrement savoureux.

 

Illustration : © Succession Picasso 2022

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