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Le mood sublime et tragique de Friedrich
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Avril 2024 | Temps de lecture : 23 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de l’exposition « Caspar David Friedrich – Art for a New Age », visible jusqu’au 1er avril à la Kunsthalle de Hambourg (Allemagne).

C’est drôle. J’avais toujours pensé que cet homme bien mis, élégamment juché sur un promontoire rocheux face au brouillard, cheveux ébouriffés, était Chateaubriand. Oui, l’écrivain François-René vicomte de Chateaubriand, né à Saint-Malo en 1768, mort à Paris en 1847, dont les idées politiques ne m’avaient guère importée dans ma jeunesse mais qui avait subrepticement incarné le romantisme dans mon inconscient, avec ses fameuses Mémoires d’outre-tombe. Je comprends seulement aujourd’hui que le tableau de Caspar David Friedrich intitulé « Errant au-dessus de la mer de brouillard » (en traduction littérale) avait tout simplement dû servir d’illustration à la couverture d’un exemplaire de l’œuvre littéraire posthume ayant atterri entre mes mains d’adolescente exaltée. « La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire, sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future ; je l'embrassais dans les vents ; je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers. »

Bref. La célébration magistrale cette année des 250 ans de Caspar David Friedrich (1774-1840), ce peintre et dessinateur allemand considéré comme l'artiste le plus important et influent de la peinture romantique allemande, fait donc aujourd’hui s’écrouler tout le mythe que j’avais inconsciemment construit autour de ce beau Chateaubriand échevelé. Et c’est tant mieux, car ce vicomte royaliste n’entendait en réalité pas moins « dénoncer cette espèce de vice nouveau (sous entendu la rêverie) et peindre (par ses écrits) les funestes conséquences de l'amour outré de la solitude ». Allons bon ! Si on ne peut même plus rêver, où allons-nous… Me voici donc ravie de mettre désormais un autre nom sur cette splendide peinture plus exactement intitulée en français « Le Voyageur contemplant une mer de nuages ». Caspar David Friedrich. Lui au moins, il ne demandait justement qu’à faire voyager très loin en pensée le regardeur solitaire de ses œuvres d’art à vendre. Insistant sur le « mood », ou « stimmung » en allemand, cette manière dont le paysage peut influer sur notre humeur et, à l’inverse, la manière dont notre humeur peut influer sur notre manière de regarder un paysage.

En lanceur d’alerte du XIXe siècle, il a dissimulé dans sa peinture de paysage « romantique », à qui d’ailleurs Hitler donnait tellement le bon Dieu sans confession que son œuvre avait carrément été récupérée par les nazis, une réalité qui se rappelle à nous aujourd’hui avec toute la violence de réchauffement climatique : l’homme a toujours voulu dominer la nature. Quitte à la broyer pour assouvir ses besoins d’expansion sans limite. Mais la nature abîmée survivra, elle. Plus sûrement que l’homme.

On comprend mieux pourquoi sa terrifiante Mer de glace, une huile sur toile peinte en 1823-1824, lui était restée sur les bras. « Le peintre avait certes réalisé de petites études lorsque l’Elbe avait gelé durant l’hiver 1820-1821. Mais son vaste format, totalement occupé par d’improbables amoncellements géométriques de blocs de glace, est un pur produit de son imagination. Trop moderne en son temps, l’œuvre ne trouva jamais preneur », écrit la journaliste Sophie Flouquet dans le numéro de février de Beaux Arts Magazine, qui consacre dix pages superbes à Caspar David Friedrich à l’occasion de l’exposition qui ouvre le bal à la Kunsthalle de Hambourg, jusqu’au 1er avril, avant un prochain épisode du festival Friedrich à la Alte Nationalgalerie de Berlin, puis à la Staatliche Kunstsammlungen de Dresde, qui explorera davantage la biographie et l’influence du peintre. Certes, l’œuvre d’art à vendre était trop moderne pour l’époque. Mais à mon avis, c’était surtout le genre d’œuvre d’art beaucoup trop anxiogène pour être achetée par les collectionneurs ou les marchands d’art au paroxysme du romantisme allemand. Malgré toutes ses qualités picturales, elle ne risquait pas d’affoler le marché de l’art contemporain du XIXe siècle. Avec son reste de navire englouti dans un décor d’apocalypse, impossible d’y plonger le regard sans être soi-même englouti. Congelé. « Dans une quête de tracer une route vers l’Amérique par le nord, de nombreux navires firent à l’époque naufrage dans les glaces », explique Markus Bertch, commissaire de l’exposition de Hambourg intitulée « Caspar David Friedrich – Art for a New Age ». Alors, certes, « ce tableau en témoigne à sa manière et nous invite à nous méfier des forces de la nature. Mais dans l’effroi qu’il suscite, il y a peut-être aussi ce souvenir tragique où, tombé enfant dans les eaux glacées de la Baltique, le jeune Friedrich fut sauvé par son frère Johann qui, lui, se noya. » Comment ça, peut-être ? A coup sûr oui !

On comprend soudain mieux pourquoi l’ombre de la mort rôde finalement sur toutes les œuvres d’art signées Friedrich. Pourquoi le maître allemand du romantisme pictural a pu être le précurseur de la figuration d’un face-à-face de l’homme avec la nature aussi mystique que tragique, comme le présente Sophie Flouquet en accroche de son article pour Beaux Arts Magazine. La vaste exposition de Hambourg, où deux cents œuvres dont 180 du peintre, plus de 60 tableaux et d’incroyables dessins sont réunis autour de sa définition du paysage sublime et mystique, explore magistralement les méandres d’une pensée anticipant l’anthropocène, notre époque géologique marquée par les conséquences globales des activités humaines sur la biosphère. Cette nouvelle ère contemporaine au cours de laquelle l’homme a tout bouleversé, qui inspire tant l’art contemporain, et que l’on fait justement démarrer généralement avec la révolution industrielle du XVIIIe siècle. D’ailleurs les œuvres d’une vingtaine d’artistes contemporains comme Kehinde Wiley, Elina Brotherus, Mariele Neudecker, Jonas Fischer ou Jochen Hein viennent compléter l’exposition.

Friedrich n’était pas un voyant. Simplement, il savait viscéralement que la nature l’emportait toujours. Et en homme du XVIIIe siècle, forcément habité par la religion, il avait choisi de donner une dimension divine à la nature. Le dossier de Beaux Arts Magazine s’ouvre sur la reproduction en pleine page de Paysage d’hiver avec église, et la question est posée d’emblée : « Du brouillard surgit la main de l’homme, bâtisseur d’orgueilleuses cathédrales ; de la nature surgit celle de Dieu, avec ce crucifix fiché au pied d’un majestueux sapin. Mieux vaut-il croire en la force destructrice de l’homme ou en celle, divine, de la nature ? »

 

Valibri en RoulotteArticle écrit par Valibri en Roulotte

 

Illustration : CASPAR DAVID FRIEDRICH (1774-1840)
Randonneurs au-dessus de la mer de brouillard, vers 1817

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