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L'ANNUAIRE OFFICIEL DES ARTISTES CONTEMPORAINS
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Les images de la joie sont-elles la joie ?
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Mars 2024 | Temps de lecture : 27 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de la parution en octobre 2023 du livre de Paul Ardenne intitulé « L’art en joie. Esthétiques de l’humanité joyeuse ». (Edition La Muette/BDL. 336 pages. 49 €.)

Je suis une spécialiste de l’art de la joie. Non, non, je ne plaisante pas ! La joie, j’en fais des conférences, des démonstrations quotidiennes, elle est mon souffle de vie, depuis toujours, et le roman de Goliarda Sapienza qui porte ce titre est mon livre de chevet. Mon livre de roulotte aussi : j’ai toujours un exemplaire neuf et enrubanné dans la boîte à cadeaux glissée sous mon lit, prêt à être offert aux belles rencontres que je fais sur ma route. Parce que le personnage de Modesta m’accompagnera toujours dans son art de traverser les pires situations sans jamais se départir de cette forme d’élan vital chevillé au corps. Alors, ô joie : dans son numéro de janvier, le magazine d’art contemporain Artpress nous offre une interview dont je me suis régalée, et que je veux joyeusement partager ici avec vous, depuis Reims où je viens comme par hasard d’aller m’émerveiller devant l’ange qui sourit, sculpté au fronton de la cathédrale illuminée des vitraux de Marc Chagall. L’interview de Paul Ardenne par Catherine Millet.

Le premier est écrivain et historien de l’art, la seconde est directrice de la rédaction, critique d’art renommée, commissaire d’exposition et « femme de lettres », comme on dit. Mais surtout, Paul Ardenne signe l’ouvrage extraordinaire paru en fin d’année dernière chez La Muette/BDL : « L’art en joie. Esthétique de l’humanité joyeuse ». 336 pages abondamment illustrées de dessins, peintures, sculptures, photographies, performances, vidéos… bref, de quoi envisager la représentation artistique de la joie depuis l’art antique jusqu’à nos jours : image de la face souriante, figures des corps en fête, de l’amour, du bien-être, de l’harmonie, de la victoire, jusqu’aux messages à des fins tactiques, politiques, de propagande ou commerciales. Sans oublier les formes d’art caritatif, dans l’esprit du Care.

La première question de Catherine Millet à Paul Ardenne donne le ton : « Pourquoi ce thème inattendu, presque incongru, de la joie ? », lui demande-t-elle en préambule. Voilà qui selon moi donne une petite idée de la piètre estime nourrie par le marché de l’art contemporain en général, et par la critique d’art en particulier, pour ce « sentiment de plaisir, de bonheur intense, caractérisé par sa plénitude et sa durée limitée », dixit le Larousse. Ne serait-ce pas un concept un peu mièvre que la joie ? Ne serait-ce pas un peu provincial que de s’intéresser à l’art qui rend heureux ? Une œuvre d’art à vendre qui rend « bêtement heureux » ne serait-elle d’ailleurs pas un peu superficielle ? Uniquement commerciale ? Bref… on retiendra que « chez ces gens-là », la joie est un thème incongru. Passons. Et admettons qu’effectivement, la joie préfabriquée des médias, l’obligation de joie des selfies et autres représentations sociales ne joue pas en faveur de mon carburant préféré…

« Le contrôle de la joie et plus encore de ses images sont un enjeu de civilisation, toujours. Cela vaut encore pour la culture feel-good aujourd’hui en vogue – devoir sourire sans cesse, se « selfier » en affichant la figure stéréotypée du bonheur », explique Paul Ardenne. « L’image de joie est une image construite et orientée. Les régimes autoritaires l’ont bien compris. Dopolavoro fasciste, Kraft durch Freude nazi, propagande de l’ère communiste… la joie s’y affiche partout, son image multipliée est le double symbolique de l’idéologie de la puissance heureuse et du bonheur réalisé qui sont les fonds de commerce de ces régimes politiques, des régimes pour autant sinistres entre tous. »

Dans son premier chapitre, intitulé « L’image de la joie, une affirmation lente », Paul Ardenne montre qu’en réalité, cette image a mis du temps à émerger tout au long de l’Antiquité. Tandis que les scènes de liesse ne manquent pas, entre banquets, victoires à célébrer et autres réjouissances, leur représentation artistique reste étonnamment pudique, que ce soit sur les fresques ou la vaisselle décorée de l’Egypte, de la Grèce ou de la Rome antique. Plus tard, Nicolas Poussin lui-même représente avec une retenue toute métaphysique les adorateurs du Veau d’or, alors qu’il sont littéralement décrits hystériques dans la Bible. « Au 18e siècle encore, Tiepolo, peintre vénitien, compose une scène de menuet où personne ne sourit », cite Paul Ardenne. « Et que dire des Noces de Cana, de Véronèse, en 1563 ? Une immense fête triste où la figure centrale, le Christ, est surplombée par celle d’un boucher qui taille de la viande, annonce métaphorique de Son sacrifice… La civilisation amérindienne, dans l’entièreté de ses représentations, fresques ou sculptures, ne compte pour ainsi dire aucune figure joyeuse. Ce n’est évidemment pas le fait du hasard. »

Tandis que Catherine Millet lui fait remarquer qu’au fil des pages, il montre que la représentation des jeux d’enfant exprime les plus pures représentations de la joie rejetant la complexité, évoquant un livre de Bernanos traitant de la joie religieuse à travers la figure « innocente » de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Paul Ardenne confirme qu’ « il y a beaucoup à dire sur la représentation de la joie chrétienne, que ce soit en littérature, dans les arts plastiques ou en musique. » Et l’historien de l’art de poser lui-même la question : « Y a-t-il une représentation pure de la joie, au regard des arts visuels ? » Avant d’en donner sa réponse : « Non. Représenter la joie n’est jamais innocent. » Et de citer les peintures de Mary Cassatt, où les enfants sont absorbés dans leur jeu, ou la série vidéo Children’s Games de Francis Alÿs, lequel « filme les enfants tels quels, de façon brute. Ils jouent, voilà. Ils sont joyeux. Ils sont la joie incarnée universellement et sans concept et tout le reste est littérature. Une des plus grandes œuvres sur la joie jamais réalisée. »

« Tu abordes la possibilité d’un art politique joyeux », fait remarquer Catherine Millet à Paul Ardenne, en lui demandant de développer ce que nous révèle l’exemple de la Rue de Montorgueil pavoisée (1878) de Claude Monet. « La force de l’instantané, de l’image peinte au moment des faits », répond l’écrivain. « Monet est un républicain sincère, et impatient ! Son geste de peintre capte une expression festive au moment même où la République est enfin célébrée publiquement, ici dans une rue de Paris, sept ans après sa proclamation et trois ans après la promulgation des lois constitutionnelles de 1875 – la 3e République naît dans la douleur, on s’en souvient, entre défaite franco-prussienne, occupation et Commune de Paris. Enfin la célébration ! Les drapeaux claquent au vent de l’été commençant, sous le soleil, l’air vibre. Les deux tableaux que Monet réalise de cet instantané historique vécu par lui avec passion dupliquent la joie réelle inhérente à cet événement. Le Serment du Jeu de paume, de David, peint après les événements de 1789 mais avec du recul, est par comparaison une œuvre plus méditée qu’éruptive. » Personnellement je m’interroge : la joie refroidie est-elle encore de la joie ?

Lorsque Catherine Millet lui demande si la distance critique que prennent beaucoup d’œuvres et d’actions d’art contemporain, perpétuant l’ironie de l’esprit Dada, en fait des œuvres d’art joyeuses, Paul Ardenne prévient que dans ce cas, la joie est souvent simulée. « La joie qui naît du forçage du rire ou de celui de la bonne humeur est-elle encore de la joie ? Bien des œuvres Fluxus, notamment, sont des poses.(…) L’ironie qui plaisante n’est pas la joie, elle contient trop de fiel, elle est au mieux la nostalgie de la joie. (…) L’art critique manquera la joie, toujours. » C’est bien ce qu’il me semblait.

 

Valibri en RoulotteArticle écrit par Valibri en Roulotte

 

Illustration : couverture du livre de Paul Ardenne intitulé « L’art en joie. Esthétiques de l’humanité joyeuse ». (Edition La Muette/BDL. 336 pages. 49 €.)

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