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L’œuvre tragi-comique de Philip Guston
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Février 2024 | Temps de lecture : 30 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de l’exposition « Philip Guston Now » visible jusqu’au 25 février 2024 à la Tate Modern à Londres.

Philip Guston (1913-1980) n’en aura finalement jamais fini de déclencher des tollés ! Grande figure de l’expressionnisme abstrait, longtemps proche de Jackson Pollock, Willem De Kooning ou de Mark Rothko, l’artiste américain s’étant finalement tourné vers la peinture figurative à la fin des années 1960, ayant été marqué très tôt par des expériences de censure du contenu politique de ses œuvres, a encore réussi, au-delà de sa mort, à faire peur aux musées américains. Au point qu’ils ont reporté l’exposition rétrospective qu’ils voulaient lui consacrer en 2020, « de peur de choquer ».

Une fiche intitulée « Préparation émotionnelle à la rétrospective Philip Guston » est maintenant distribuée à l’entrée de l’exposition qui se tient enfin à la Tate Modern à Londres, après avoir été entièrement repensée par les commissaires avec d’éminents spécialistes du trauma, consultés pour savoir ce que les non-initiés devaient absolument savoir avant d’être confrontés aux tableaux de Philip Guston. Le visiteur peut donc par exemple choisir de bifurquer pour ne pas tout voir, d’ouvrir ou non des vitrines où sont exposées certaines œuvres, etc. L’objet officiel du « délit » ? Les fameuses « Cagoules ». Cette imagerie du Ku Klux Klan que l’artiste a utilisée dans une série de tableaux pour mieux dénoncer les exactions de l’organisation suprémaciste et la haine raciale, allant jusqu’à peindre un autoportrait en cagoule qui peint un autoportrait en cagoule… aurait, paraît-il, pu le faire passer pour un personnage raciste. Ce qui aurait été évidemment risqué en 2020, pendant que le mouvement social Black Live Matters était particulièrement actif et prenait une ampleur internationale suite au meurtre de George Floyd, l’homme afro-américain tué par un policier.

« Cigares à la bouche, au volant d’une voiture qui sillonne des rues désertes, ou même devant un tableau noir d’écolier, ces figures, glaçantes et bonhommes à la fois, peuvent-elles encore être mal comprises ? » s’interroge Judicaël Lavrador dans son article du numéro de décembre 2023 de Beaux Arts Magazine. Personnellement, j’en doute.

Au-delà des manifestations et émeutes qui auraient éventuellement pu être perpétrées autour des grotesques personnages cagoulés de Guston, dans le cas où leur détournement aurait été mal compris par le mouvement politique afro-américain militant contre le racisme systémique envers les Noirs, les directeurs des musées de Washington, Boston et Houston se sont surtout trouvés dans l’obligation, à mon humble avis, de mieux se préparer à la question cruciale d’aujourd’hui : de quel droit un Blanc dénonce-t-il les exactions du KKK et la haine raciale ? Ne serait-ce pas plutôt un Blanc qui s’amuserait avec l’imaginaire du Ku Klux Klan s’acharnant contre les Noirs ?

Alors certes, la question de l’appropriation culturelle est essentielle. Mais lorsqu’au début des années 1930 Philip Guston est un jeune peintre faisant partie d’un groupe d’artistes underground d’extrême-gauche en Californie, il expérimente lui-même la violence du KKK. Traumatisé par la condamnation à mort d’un groupe de jeunes Noirs accusés sans preuve d’avoir violé une femme blanche, il en fait le sujet d’une peinture murale pour un club communiste, représentant un membre du KKK qui fouette un afro-américain. Le mur est aussitôt criblé de balles par des policiers proches de l’organisation suprémaciste. C’était la première « cagoule » de Philip Guston. Et il n’aura plus de cesse de s’en servir pour se révolter à sa façon contre la violence du monde, sauf pendant la quinzaine d’années qu’il consacrera à l’abstraction. En 1934, Guston et deux de ses amis obtiennent par exemple la commande d’une fresque monumentale pour un palais de Morelia, au Mexique, aujourd’hui devenu musée. Cette peinture consacrée aux « travailleurs luttant pour la liberté », combat contre la guerre et le fascisme, symbolise l’horreur apocalyptique et la brutalité des dictatures, de l’inquisition et du Ku Klux Klan.

Il me paraît finalement tout aussi essentiel pour un artiste d’être respectueux des expériences vécues par d’autres, que de vouloir réfléchir à ces expériences, de vouloir créer des images relatives aux souffrances d’autrui. Ce que Philip Guston recherche, c’est plus qu’un tableau.

Au fond, je trouve que cette exposition est un formidable exemple de ce que l’on qualifie aujourd’hui d’ « alliance avec des groupes opprimés ». Philip Guston a toujours exprimé picturalement sa volonté de réfléchir aux souffrances injustes des êtres humains, de tous les êtres humains, qu’ils soient noirs, migrants ou déportés. Et pas seulement en dessinant ou en peignant des cagoules. Les chaussures, par exemple, sont également un motif récurrent, voire emblématique, de son œuvre. Et leur présence s’explique aussi bien par les photographies de l’holocauste qui hantaient l’artiste, que par les maigres effets transportés par les migrants. Lui-même étant issu d’une famille ayant émigré de l’actuelle Ukraine au Canada, où il naît Goldstein en 1913. Il fait de ces montagnes de semelles d’étranges dessins oscillant sciemment entre tragédie et comédie. Juste après avoir peint dans la veine d’un Giorgio De Chirico, qu’il adore, et juste avant de trouver sa propre voie dans l’abstraction à la fin des années 1940.

La shoah, Hiroshima, la seconde guerre mondiale… il apparaît alors clairement à Guston que le monde entier s’autodétruit. Il suit son désir de vouloir exprimer en peinture son for intérieur. Dans son atelier, au milieu de centaines de tubes de rouge cadmium, de noir de mars et de blanc titane, il peint le chaos. Et même si c’est avec l’abstraction qu’il réussit enfin à vivre correctement de sa peinture, ses œuvres d’art étant vendues dès 1955 sur le marché de l’art contemporain par la galerie d’art Sidney Janis, à New York, très connue pour avoir exposé les expressionnistes abstraits les plus célèbres et lui permettant d’enchaîner avec des expositions au MoMa, à la Documenta, à la Biennale de Venise, au Guggenheim… Guston se remet soudain à peindre des objets en 1967. Des livres par centaines, pour commencer. « Tout ceux qui créent quelque chose savent qu’à un moment, une troisième main entre en jeu », dit-il.

Sur fond de répression brutale des émeutes contre la guerre du Vietnam en pleine convention du Parti démocrate américain en 1968, le peintre repense aux années 1930. Et la figure des cagoules du Ku Klux Klan lui revient à l’esprit. « Dans une vie il arrive quelque fois qu’il faille tout recommencer à zéro. Dans mon cas, c’était un véritable retournement. » Pour mieux explorer le mal, les peintures de Guston resteront désormais figuratives jusqu’à sa mort. « Je veux raconter des histoires », disait-il à ceux qui ne comprenaient pas pourquoi il laissait tomber la poule aux œufs d’or de l’expressionnisme américain. La galerie d’art Malborough l’expose à la fin des années 1960. Il y rencontre David et Renée McKee. Le coup de foudre est réciproque : c’est à ce couple de galeristes qu’il confiera désormais ses œuvres d’art à vendre. Et il aura raison.

Lui qui a si souvent douté, lui qui a tant cherché, lui qui a changé de « style de peinture » toute sa vie au point de ne plus pouvoir rentrer dans les cases juteuses du marché de l’art, d’être répudié de l’école de New York, de perdre ses amis expressionnistes abstraits… lui qui n’avait que faire de peindre des œuvres d’art qui se vendent, puisqu’il ne pouvait peindre que des œuvres d’art vitales… le voilà qui atteint aujourd’hui des cotes monstrueuses et fait couler des flots d’encre. Ses toiles peuvent en effet se vendre plusieurs millions de dollars, et c’est quelque chose qui n’aurait eu aucun sens pour lui de son vivant, quelque chose qui l’aurait effaré, même. Certes, il était malheureux quand personne ne comprenait la puissance de sa peinture figurative, et il avait apprécié d’avoir connu des hauts avant les bas, histoire de pouvoir s’en sortir économiquement sans jamais cesser de peindre ou de dessiner. Mais lorsqu’il a assisté à l’inauguration de la grande exposition lui étant consacrée à San Francisco, juste avant sa mort, c’est l’émotion de voir enfin ses derniers tableaux réunis de toute leur force inouïe sur les cimaises du musée, qui l’a récompensé de son existence de labeur torturé. Certainement pas leur valeur marchande. Encore moins les réactions offusquées de certains face à cet étrange humour noir, cette peinture tragi-comique si proche des comics qu’il avait tant aimé. A 13 ans, Philip Guston avait gagné un concours de dessin d’humour dans un magazine pour ados. Son père s’était suicidé trois ans plus tôt, et son frère venait de mourir dans un accident de voiture.

 

Valibri en RoulotteArticle écrit par Valibri en Roulotte

 

Illustration : Philip Guston The Line 1978 Promised gift of Musa Guston Mayer to The Metropolitan Museum of Art, New York © The Estate of Philip Guston, courtesy Hauser & Wirth

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