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Miriam Cahn montre tout
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Mai 2023 | Temps de lecture : 24 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de l’exposition « Ma pensée sérielle » de Miriam Cahn visible au Palais de Tokyo à Paris jusqu’au 14 mai 2023.

Lorsque l’interview de Miriam Cahn par Catherine Millet est parue en mars dans Artpress, le magazine de l’art contemporain, la polémique n’avait pas encore éclaté autour de Fuck Abstraction !, cette toile accusée de représenter une scène pédocriminelle. La journaliste et critique d’art s’entretenant avec la peintre suisse se réjouissait d’ailleurs de cette exposition relevant de la performance : « De quoi secouer l’actuelle ambiance gnangnan », écrit-elle. Elle ne pensait pas si bien dire ! « Peu d’œuvres aujourd’hui égalent sa pénétration de la nature humaine et son audace à révéler celle-ci tout entière. Aucune ne met une aussi parfaite technique au service de la spontanéité et de la simplicité les plus pures. » La preuve : Miriam Cahn représente si crûment la violence pour mieux la dénoncer depuis le conflit en ex-Yougoslavie dans les années 1990, qu’elle est désormais accusée d’en faire l’apologie…

Sa grande peinture qui choque tant depuis l’ouverture de l’exposition « Ma pensée sérielle » au Palais de Tokyo, au milieu des quelque 200 œuvres d’art (peintures et dessins de tous formats, photographies, vidéos et textes) qu’elle a elle-même mises en espace, représente effectivement une frêle silhouette à genoux et aux mains liées, contrainte de pratiquer une fellation sur un homme. Mais c’est pour faire référence aux exactions commises dans la ville de Boutcha, en Ukraine, par les soldats russes, depuis le début du conflit. Pour le moment, les six associations qui réclamaient son retrait du centre d’art parisien ont été déboutées par la justice. Arguant notamment que l’accès à cette salle où elle trône au milieu d’autres œuvres pouvant choquer est parfaitement balisé avec les recommandations d’usage. N’empêche que Miriam Cahn a dû expliquer elle-même que « ce tableau traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme arme de guerre, comme crime contre l’humanité. Le contraste entre les deux corps figure la puissance corporelle de l’oppresseur et la fragilité de l’opprimé agenouillé et amaigri par la guerre ». Dans une société où l’embrasement est prompt, la médiation culturelle a visiblement de beaux jours devant elle.

Miriam Cahn vit seule au creux d’une étroite vallée des Alpes suisses, dans un lumineux parallélépipède atelier-maison, apprend-t-on grâce à Catherine Millet. « Ses antennes la transportent très près des souffrances du monde ; elle a aussi un beau rire éclatant de femme libre. » Née en 1949 à Bâle, formée de 1968 à 1975 à la Gewerbeschule de Bâle, la peintre et dessinatrice s’est imposée comme une des figures féminines les plus intéressantes de l’art contemporain suisse. Son travail est fondé sur l’image du corps, et plus précisément sur les conditions d’apparition de cette image : son surgissement, sa disparition. Déjà à la fin des années 1970, ses premiers dessins au fusain qu’elle exécute directement sur les murs de la ville en pleine nuit, ou sur des grandes feuilles posées au sol, manifestent une expression véhémente, violente. La journaliste d’Artpress lui fait toutefois remarquer qu’en 1974, elle a peint un autoportrait qui semble de belle facture académique.

« Il s’agit vraiment d’un autoportrait », répond Miriam Cahn. « Mais en Suisse, une formation comme celle que j’ai reçue n’est absolument pas académique. C’est au contraire la formation la plus élémentaire que l’on puisse suivre. Mais on y apprend tout. A un moment donné, j’ai voulu faire du photoréalisme, c’était l’époque. J’ai regardé dans le miroir et j’ai peint. J’ai fait beaucoup de tableaux comme celui-là, persuadée que je devais oublier ce que j’avais appris en peignant simplement ce que je voyais. Pendant ma formation, on faisait de la photographie, de la typographie, de l’impression, mais pas de peinture à l’huile parce qu’on considérait que c’était vieillot. Il y a donc eu de ma part une volonté de contradiction. Je me demandais pourquoi la peinture à l’huile était considérée old school. Après tout, ça n’était qu’une technique. Et comme je suis techniquement très bonne, ça a marché. Et puis j’ai complètement abandonné la couleur après le suicide de ma sœur (…) Pendant plus de vingt ans je n’ai plus fait que des dessins, et je n’ai recommencé avec la peinture à l’huile et la couleur que parce que je ne pouvais plus travailler par terre. »

Miriam Cahn a grandi au milieu des œuvres d’art à vendre. Et pour cause : son père était marchand d’art. Elle ne peut donc que confirmer à Catherine Millet qu’effectivement, les œuvres d’art vues dès l’enfance l’ont marquée. « Mon père était marchand d’antiquités grecques, romaines et égyptiennes, et en même temps c’était un scientifique, un archéologue, numismate. Il a beaucoup travaillé avec le Louvre. On peut dire que tout m’a marqué. J’ai eu la chance de vivre enfant avec des milliers d’objets autour de moi, mon père et aussi ma mère racontant des histoires à leur propos. Ce qui était important aussi, c’est qu’il gagnait de l’argent avec ça. Ca n’était pas gênant, alors que j’ai connu des artistes qui condamnaient le fait qu’on gagne de l’argent avec l’art. La maison était ouverte. Nous allions voir des expositions de ce qui était alors l’art contemporain, notamment à la Kunsthalle de Bâle qui avait un très bon programme. »

A la galerie d’art Stampa de Bâle, Miriam Cahn verra aussi les nouveaux artistes de la performance, dont beaucoup de femmes, comme Valie Export ou Ulrike Rosenbach. « J’avais la chance qu’en ce temps-là, beaucoup d’artistes jeunes venaient à Bâle, invités par Stampa, tel Vito Acconci. Ils réalisaient leur performance, et après on allait manger et boire. » Et même si elle adore Pollock, jamais elle ne considèrera que sa façon à elle de dessiner par terre en utilisant son corps est de l’action painting. Selon elle, sa peinture n’est pas abstraite. Ses paysages évoquent d’ailleurs à Catherine Millet l’œuvre de Ferdinand Hodler ou de Cuno Amiet. L’école des paysagistes suisses du début du XXe siècle n’est pas sans déplaire à l’artiste qui a eu le regard éveillé si jeune à tout ce qui fait l’art.

Il n’empêche que ses parents auraient malgré tout préféré la voir à l’université. « A quatre ans déjà je dessinais, et plus tard, je n’ai jamais entendu que je ne pouvais pas être artiste. Mais dans une famille d’intellectuels comme la mienne, il était dur d’accepter que j’étais nulle à l’école, que je voulais faire une formation de graphiste en publicité. Il n’y avait pas en Suisse de formation pour artiste comme chez vous ou en Allemagne. » Qu’à cela ne tienne, le suicide de sa sœur, junkie, plus jeune qu’elle de 6 ans, a été comme un électrochoc pour Miriam Cahn. « Je me suis dit qu’il fallait que je me décide, que je ne pouvais pas comme elle me contenter de jobs ici et là. » Puisque sa famille pouvait l’entretenir encore quelque temps, elle s’est alors donné cinq ans. Pour elle, « il était clair qu’au bout de cinq ans, si je n’étais pas artiste – et être artiste, ça ne voulait pas dire faire des expositions, ça voulait dire être capable d’un travail quotidien que personne n’attend, que je serais seule à décider -, j’aurais continué dans le design. »

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