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L’œuvre d’Eva Aeppli à découvrir au Centre Pompidou-Metz
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Novembre 2022 | Temps de lecture : 34 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de l’exposition intitulée « Le Musée sentimental d’Eva AEppli » qui se tient jusqu’au 14 novembre au Centre Pompidou-Metz.

 

Pour Richard Leydier, le rédacteur en chef du magazine d’art contemporain Artpress, l’exposition actuellement consacrée à la peintre et sculptrice suisse Eva Aeppli n’a finalement qu’un défaut : être « cantonnée à la Lorraine ». Le Centre Pompidou-Metz n’aura qu’à digérer la pilule, et les Lorrains avec. La décentralisation des institutions nationales, dont le vœu pieu est tout de même de faire accéder aux grandes expositions d’art moderne et contemporain un autre public que le seul parisien, ne semble visiblement pas convaincre tout le monde. Enfin, si : à condition qu’elles ne restent pas « cantonnées ». Qu’à cela ne tienne, « elle est passionnante cette exposition », affirme le journaliste en attaque de son article pour le numéro de septembre d’Artpress.

L’occasion est donc belle de faire comme Richard Leydier et de se déplacer jusqu’à Metz, en Moselle, pour découvrir « Le Musée sentimental d’Eva Aeppli » avant le 14 novembre. Et sans complexe : même l’éminent critique d’art et commissaire d’expositions ne connaissait rien de cet œuvre avant de répondre à l’invitation de Chiara Parisi et Anne Horvath, toutes deux commissaires de cette exposition, la première dirigeant le Centre Pompidou-Metz depuis décembre 2019 et la seconde y étant chargée de recherches. Eva Aeppli (1925-2015) fréquentait en effet les Daniel Spoerri, Niki de Saint-Phalle, Constantin Brancusi, Jean-Pierre Raynaud, Pontus Hulten et autres stars de l’art contemporain des années 1950 à 1970, dont Jean Tinguely qui sera même son second mari de 1951 à 1960. Mais jamais les projecteurs n’avaient directement braqué leurs feux sur son art à elle.

C’est donc la première rétrospective en France consacrée à Eva Aeppli, et on n’en revient pas lorsqu’on visite cette exposition. Comment ces silhouettes saisissantes, ces visages rapiécés, ces cartes de visite hilarantes, ont-elles pu nous échapper jusqu’à maintenant ? Comment ce grand écart entre humour et tragédie, entre symbolisme et réalisme, a-t-il failli passer à la trappe de l’histoire de l’art sur le sol français, où elle vécut pourtant dès les années 1950 ? Car n’exagérons rien, Eva Aeppli, décédée à Honfleur le 4 mai 2015 à l’âge de 90 ans, a connu la reconnaissance. Mais plus souvent ailleurs. Ses dessins, peintures, figurines, sculptures textiles et bronzes ont dès 1954 été exposés dans des musées et des galeries d’art. En 1976, ses sculptures ont été mises à l’honneur dans le Pavillon suisse de la Biennale de Venise et à l’ARC, à Paris. D’importantes rétrospectives ont eu lieu en 1993 à Stockholm, en 1994 à Soleure et à Bonn. Un important groupe de ses œuvres d’art se trouve au Moderna Museet de Stockholm, tandis que d’autres sont hébergées dans différents musées et collections privées de par le monde.

Née le 2 mai 1925 à Zofingue, commune suisse-allemande du canton d’Argovie, Eva Aeppli est la fille de l’un des co-fondateurs à Bâle de l’école Rudolf Steiner, du nom de ce philosophe, architecte et pédagogue autrichien à qui l’on doit l’anthroposophie, ce mouvement précurseur dit tantôt visionnaire tantôt illuminé, qui place l’homme au cœur de la nature et du cosmos. C’est dire si la jeune fille qui en suit les enseignements est très tôt éveillée à une forme d’ouverture d’esprit hors des sentiers battus. Elle s’intéressera quant à elle de très près à l’astrologie dès 1975, grâce à l’astrologue Jacques Berthon et au peintre Eric Leraille. Selon Richard Leydier, « elle ne semble pas avoir pleinement adhéré aux croyances de Rudolf Steiner, mais ses têtes en bronze, qui symbolisent les planètes du système solaire, ont tout de même des accents très mystiques. » Têtes en bronze qui au Centre Pompidou-Metz sont confrontées à des diagrammes de la spirite et artiste-peintre suisse Emma Kunz (1892-1963).

Pendant ses études à l’Ecole des Arts Décoratifs de Bâle, où elle pratique la peinture, la gravure et la sculpture, Eva Aeppli découvre l’existence des camps de la mort en lisant « Le soldat dans la boue », de Wolfgang Langhoff. Une lecture qui marquera durablement son travail. Un premier mariage lui donne un fils en 1946, et c’est avec des dessins au fusain qu’elle débute sa carrière d’artiste en 1950. Elle fabrique toutefois déjà des figurines en tissu pour subvenir aux besoins de sa famille. De véritables œuvres d’art à vendre. Et c’est vers 1952, en s’installant à Paris un an après avoir épousé Jean Tinguely en secondes noces, lequel la convainc de passer à la peinture à l’huile et duquel elle aura une fille, qu’Eva accorde enfin plus d’importance à son travail artistique sur des sculptures humaines grandeur nature. Tout en continuant à vendre des marionnettes aux magasins de jouets pour nourrir tout son petit monde,

Malgré les nombreux courants artistiques parisiens de l’époque qu’elle côtoie de près, comme la peinture dite misérabiliste de Bernard Buffet ou de Francis Gruber, qui explose au même moment, ou encore le nouveau réalisme dans lequel elle évolue, Eva Aeppli suivra toute sa vie sa propre voie. Sa propre voix. Singulière et autonome. Peut-être un début d’explication pour le peu d’écho qu’a eu son œuvre en France ? C’est en tout cas la seule solution pour elle de ne pas laisser son art être étouffé par celui de Jean Tinguely. De ne pas se laisser influencer par l’intense créativité l’entourant. Car elle, ce qu’elle veut, c’est traduire et témoigner de la souffrance humaine à partir de ses thèmes fétiches et de ses inventions plastiques qui caractérisent un art affranchi, transcendant. Mais sans jamais en disserter.

Ayant toujours évité de « bavarder » autour de son travail, celle qui s’amusait à se présenter comme « consultante en Wouzi et Wouzi-Wousi », en « philosophe », « professeur de vie » ou « acrobate entre ciel et terre », laisse donc derrière elle une œuvre théâtrale empreinte de poésie et de tragédie, qui a notamment énormément influencé le travail de son amie Niki de Saint Phalle, la seconde femme de Jean Tinguely. Laquelle la nommera d’ailleurs en 1963 provisoirement gestionnaire physique et spirituelle de son œuvre, en cas de décès du sculpteur qu’elles auront toutes les deux eu comme époux.

De son traumatisme causé par la Seconde Guerre Mondiale naîtra l’engagement sans faille d’Eva Aeppli au service de l’humanité. En témoignent l’installation qu’elle imagine en 1968, Groupe de 13, en hommage à Amnesty international, organisme dont elle sera membre, et la création en 1990 de sa propre fondation, Myrrahkir Foundation, pour combattre l’oppression, la pauvreté et l’ignorance. Lorsqu’elle se sépare de Tinguely en 1960, elle se consacre à la peinture dans de larges toiles, où crânes et personnages entassés, squelettiques, définissent des compositions à la limite de l’abstraction, danses macabres contemporaines, où dominent la mort et le pessimisme, mais en les prolongeant par une œuvre sculpturale qu’elle considère comme une extension de ses tableaux.

Avant de renoncer au corps à partir de 1976 pour se concentrer uniquement sur les visages et les mains de ses sculptures, cette œuvre sculpturale d’Eva Aeppli sera l’une des premières signées par une femme dans les années 1960-1970 avec Germaine Richier et Barbara Hepworth. Ses personnages élancés, spectraux, fantomatiques, qu’elle nomme elle-même des « macchabées », sont pour la plupart faits de tissu et de kapok avec une grande économie de moyens. Muets et solitaires, monochromes, leurs bras sont ballants le long du corps, leurs jambes sont rachitiques, leur visage blafard. L’effet est saisissant.

Parmi les groupes de ces mannequins textiles considérés aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre figure La Table, de 1967. « Longue théorie d’officiants qui, pour une fois, n’ont pas des traits génériques mais qui sont sans doute inspirés des visages réels », écrit Richard Leydier. Une installation judicieusement confrontée au Centre Pompidou-Metz à la grande Cène de Warhol, et qui ne manque pas d’impressionner le visiteur au détour de ce parcours riche d’œuvres emblématiques.

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