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L’art de représenter les émotions
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Juillet 2022 | Temps de lecture : 23 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de l’exposition « Le théâtre des émotions » au musée Marmottan Monet à Paris jusqu’au 21 août 2022.

Il est fascinant de constater que les émotions n’ont pas toujours empreint les personnages des tableaux. On l’oublie encore souvent, tant la virtuosité des artistes à traduire les ressentis humains nous émerveille aujourd’hui, mais d’innombrables visages parfaitement inexpressifs peuplent l’histoire de l’art, avec leurs beaux profils d’albâtre et leur maintien impeccable dans les circonstances les plus dramatiques. Notamment jusqu’au Moyen Âge, où les peintres devaient se référer aux codes recensés dans « L’Iconologie » de Cesare Ripa, ouvrage paru en 1593, pour représenter « les vertus, les vices, les sentiments et les passions humaines » uniquement au travers d’objets symboliques. Comme le mouchoir dans la main gauche d’une « Sainte Madeleine en pleurs » de 1525, dont les traits restent de marbre tandis qu’elle est censée être accablée par la mort du Christ !

En près de quatre-vingts œuvres d’art, issues de collections particulières tout autant que de prestigieux musées nationaux et internationaux, le musée Marmottan Monet présente jusqu’au 21 août à Paris « Le Théâtre des émotions », une exposition hypersensible qui retrace l’histoire des émotions et leurs traductions picturales du XIVe au XXIe siècle. Depuis les ivoires médiévaux muets jusqu’à leur sublimation hurlante dans les « Têtes d’otages » de Jean Fautrier en 1945, en passant par une « Mélancolie de Dürer » datée de 1514, une « Jeune fille pleurant sa colombe morte » de Jeanne-Elisabeth Chaudet en 1805, les « Trente-cinq têtes d’expression » de Louis-Léopold Boilly vers 1825, la « Rachel dans Lady Macbeth » de Charles-Louis Müller, où la terreur confère à la folie, mais aussi « La Folie de la fiancée de Lammermoor » d’Emile Signol en 1850, « La Suppliante » de Pablo Picasso en 1937… toutes les expressions sont illustrées ici, de la souffrance à la joie, de l’enthousiasme à la terreur, du plaisir à la douleur.

La sensibilité humaine s’expose donc dans toute sa diversification. Mais surtout, ses multiples nuances révèlent combien les émotions ont pu varier avec le temps, de quelle façon leurs manifestations ont pu se déplacer, leur sens être interprété de différentes façons… Le regard des artistes sur les émotions n’a finalement jamais cessé d’évoluer, en fonction des réflexions esthétiques et scientifiques, ou des événements historiques.

La collaboration entre Georges Vigarello, historien, agrégé de philosophie, éminent spécialiste du rapport au corps dans nos sociétés occidentales, et Dominique Lobstein, historien de l’art, offre de relire un éventail subtil et passionnant d’œuvres d’art sous le prisme du registre émotionnel. A l’heure où la psychologie, les traumas et les affects n’ont jamais suscité autant d’intérêt, cette exposition qui en révèle l’impact sur les arts visuels prend particulièrement son sens, en suggérant l’interminable répertoire des résonnances affectives de notre monde intérieur. En huit sections illustrant la lente transcription des émotions par les artistes et son évolution au fil du temps, elle restitue la manière dont s’est lentement constitué le psychisme occidental, l’insensible déroulement de sa mise en scène avec le temps, ses faces cachées, ses particularités.

On retiendra par exemple que la découverte de la perspective à la Renaissance fit beaucoup pour la quête d’expressivité, mais aussi l’avènement de la peinture à l’huile à la fin du Moyen Âge, dont les couches en transparence étaient si longues à sécher, qu’elles permettaient aux peintres de prendre le temps de modeler soigneusement les expressions des visages. L’avènement des modèles vivants changera tout aussi, comme on le verra avec les peintres du mouvement caravagesque dont la volonté était de s’approcher au plus près de la nature humaine. Dans son article pour Beaux Arts Magazine, Eva Bensard rappelle combien la fameuse « Joconde » et son sourire énigmatique constituent l’un des premiers exemples de représentation de la vie intérieure d’un modèle. « L’attention des peintres se resserre sur la physionomie. Les traits s’individualisent, les regards s’animent. La psyché se retrouve au cœur des préoccupations artistiques du XVIe siècle et plus encore du XVIIe siècle. » Oui, les artistes peintres se font metteurs en scène et chorégraphes. Un véritable théâtre des émotions s’élabore, et les œuvres d’art religieuses ne sont pas en reste, avec leurs saintes qui soudain se pâment, leurs têtes qui se renversent et leurs bouches qui s’entrouvrent en évoquant aussi bien des transports charnels que mystiques, comme en témoigne la célèbre sculpture de l’ « Extase de sainte Thérèse » du Bernin.

La force de l’exposition du musée Marmottan Monet, qui nous fait passer du rire aux larmes et de l’extase à la mélancolie, réside aussi dans la démonstration magistrale que chaque époque a ses affects. En montrant par exemple avec le fameux « Verrou » de Fragonard que le XVIIIe siècle glorifie les derniers feux du libertinage, tandis que des peintres comme Jean Siméon Chardin ou Jean-Baptiste Greuze s’attachent à représenter la famille, la tendresse et les plaisirs simples de l’existence, elle montre à quel point les artistes peignent aussi l’air du temps. Et combien leurs représentations des émotions, autrefois baptisées « passions de l’âme », témoignent en étant recontextualisées de changements majeurs dans la culture, les mœurs et les mentalités d’une époque. Viendra la couleur pure au XXe siècle qui s’ouvre en sondant les tourments les plus intimes, les affres de la mélancolie, de l’amour et de la création comme jamais auparavant. La peinture se libère de ses derniers carcans, l’impressionnisme est suivi de tous les courants d’avant-garde et les émotions de l’artiste prennent toute la place. Pour mieux faire jaillir celles du regardeur.

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